Eu tambèm.

Personne n’a pu y échapper : des milliers de femmes, partout, se sont mises à raconter les actes de harcèlement et d’agressions sexuelles dont elles ont été victimes. J’avais déjà témoigné auparavant, à chaque fois qu’une porte s’était ouverte, et j’ai renouvelé cette démarche : depuis longtemps déjà je m’étais débarrassée de la honte. C’est ensuite, seulement, que je me suis rendue compte que depuis notre arrivée à Lisbonne et pour la première fois depuis longtemps, la crainte de ces situations avait (presque) disparu.

Les femmes, depuis des siècles déjà, sont l’objet de la domination masculine. Partout et toujours, nous apprenons dès l’enfance à nous protéger, à sentir le danger et à tenter de l’éviter. Dès le plus jeune âge, on nous enseigne que nous ne pouvons pas sortir seules, que nous devons prendre soin de ne pas attirer l’œil, que nous sommes vulnérables. On nous apprend que nous sommes responsables de notre sécurité et des agissements des hommes : il nous appartient de ne pas les provoquer, puisqu’ils sont incapables de se maîtriser.

Lorsqu’on est parent.e d’une fille, cette pensée ne nous quitte pas : on doit redoubler de vigilance et assurer sa sécurité. Et en tant que mère, on a souvent l’expérience des dangers alentour : on sait les prédateurs partout, et on n’ignore pas que tôt ou tard, notre progéniture leur fera face.

C’est donc en tant que femme et mère que je ressens cette menace, à fortiori depuis que je vois ma fille grandir et passer de l’état (physique et psychologique) d’enfant à celui d’adolescente ; je connais les stades par lesquels elle passe, et les pas qu’elle doit apprendre à faire. La pensée n’est pas consciente en permanence, mais j’avais déjà remarqué à plusieurs reprises ma vigilance sur des points qui ne m’effleuraient pas auparavant, la concernant. Sa tenue risque-t-elle de générer le désir dans des esprits malsains ? Devrais-je l’encourager à être libre de ses actes et de ses vêtements, ou à faire en sorte de n’attirer aucun regard ?

Féministe revendiquée, la théorie se confronte régulièrement à la pratique dans mon exercice de la maternité. Comment prôner la liberté des femmes, la fin de la culpabilisation des victimes d’agressions, la revendication de l’égalité, et dans le même temps avoir conscience du danger et faire en sorte que ma fille s’en protège ? Si l’exercice est périlleux, c’est qu’il est permanent. Aussi clair que soit mon engagement à lui apprendre à vivre librement, à refuser de se plier aux diktats machistes, à revendiquer son indépendance et son libre arbitre, à imposer ses choix et à ne jamais céder à une condition sociale qui ne lui conviendrait pas, j’ai toujours su que je devais aussi lui apprendre la vigilance – vivre à Paris, c’est savoir l’omniprésence de l’insécurité lorsqu’on est une fille ou une femme. Pas un jour ne passe sans que nous ne ressentions le regard concupiscent de nos congénères mâles, au mieux, leurs mots ou gestes inappropriés, au pire, dès le plus jeune âge.

Prêcher par l’exemple

 En tant que mère, j’avais donc choisi dès le départ de faire reposer l’éducation de ma fille dans ce domaine sur plusieurs piliers : le discours, d’une part, adapté à son âge ; d’autre part, mon comportement face aux propos des hommes dans l’espace public, y compris en la présence de ma fille ; enfin, l’expression de mes choix professionnels et personnels, l’affirmation de ma liberté en la matière. L’esprit et la lettre devaient se conjuguer pour lui montrer la voie – on n’enseigne jamais si bien que par l’exemple. Depuis sa petite enfance, graduellement, elle a donc beaucoup entendu qu’elle n’avait pas l’obligation de porter du rose, d’être douce et soumise, de ne jouer qu’à des jeux « de fille », de se taire et se soumettre, que son utérus ne lui imposait pas la charge du foyer, du ménage, du repassage et des repas : dans tous les domaines, je tente de briser les carcans sociétaux pour ouvrir les choix la concernant.

Elle m’a aussi vue et entendue confronter des attitudes et des propos inappropriés, réagir face aux sifflements, aux interpellations et aux comportements irrespectueux dont j’ai pu être objet ou témoin (à tant d’occasions qu’il ne m’est pas possible de les compter). Jour après jour, j’ai eu cette démarche volontaire de lui montrer qu’une femme pouvait affirmer sa volonté, sa présence, exiger le respect, ne jamais tolérer moins que ce qu’on accorde à autrui, dénoncer les comportements déviants. Je lui ai aussi dit où frapper si nécessaire et qu’elle était en capacité physique et psychologique de le faire. Comment se défendre en devenant offensive, et que si sa sécurité et son intégrité l’exigeaient, nécessité devait faire loi : ainsi en est-il de la condition féminine à Paris, que l’on dit « Ville lumière » quand elle porte tant d’ombre sur les filles et les femmes qui l’habitent.

Percevoir l’imperceptible

C’est précisément en poussant cette démarche que j’ai pris la décision de nous expatrier. Etre une femme, monoparentale, signifie pour beaucoup entrer dans un monde limité : nos vies deviennent des marathons sans fin, entre l’école et le bureau, la cuisine et les devoirs, les factures et les activités extra-scolaires. Prêcher par l’exemple impliquait donc de montrer à ma fille que les circonstances sont des modalités, et que ces modalités ne pouvaient pas dominer nos vies. Nos étions aux commandes, et nous devions définir les circonstances et gérer les conséquences plutôt que de nous laisser guider par elles.

Si ce choix peut paraître fou à certain.e.s, courageux à d’autres, le contexte de prise de parole des femmes de ces derniers jours m’a cependant mise en présence d’un fait : le courage requis pour construire une vie, en tant que femme, est bien supérieur à celui dont j’ai eu besoin pour partir. Il l’est d’autant plus que depuis notre arrivée à Lisbonne, la pression exercée sur les femmes telle que je la ressentais à Paris est en voie de disparition. Je ne cherche pas ici à décrire un monde idyllique, dans lequel les femmes seraient débarrassées de toutes les contraintes et agressions qu’elles ont à vivre en France. Deux mois ont passé depuis notre arrivée, je n’aurai pas la prétention de décrire la société portugaise en général, et lisboète, en particulier.

Je peux cependant présenter l’échantillon dont je dispose, au travers de deux expériences et de leur significative différence en pareilles circonstances sur ma terre natale.

J’ai vécu le premier dans une file d’attente, alors que je tentais d’obtenir un document administratif. On se plaint de l’administration en France par habitude, il suffit de s’expatrier pour savoir que partout elle a ses lourdeurs, et le Portugal ne fait pas exception à cette règle. Alors que j’attendais que mon numéro soit appelé (ce qui aura pris 5 heures, montre en main), j’étais sortie pour prendre l’air et ma dose de nicotine. Un homme d’une quarantaine d’année, qui était lui aussi en attente d’être appelé, engage la conversation. Nous échangeons quelques banalités, lorsqu’il change de ton : « so, what’s your name, Darlin’ ? ». On pourra me dire que je suis susceptible et agressive, je répondrai que mes mécanismes de défense sont en place à force d’avoir été sollicités … et que si j’accueille une tentative de drague polie, la familiarité instantanée d’un parfait étranger ne m’a jamais semblé appropriée. Je ne suis pas « Darlin’ », et j’entends qu’on s’adresse à moi avec courtoisie et sans désinvolture, a fortiori lorsqu’on envisage d’obtenir mes faveurs. J’ai donc répondu précisément que cette appellation ne me convenait pas, venant d’un inconnu, et que j’allais interrompre la conversation.

En pareil cas à Paris, j’ai souvent fait face à des insultes : « allumeuse, frigide, mal baisée » (l’originalité ne fait pas partie de l’éventail de réponses, tristement).

Mais en lieu et place de ce à quoi je m’attendais, s’est produit une chose étonnante : c’est lui qui s’est justifié, et qui m’a présenté des excuses, avant de s’effacer. Pas de nom d’oiseau, pas de colère : il avait saisi le message, enregistré le rejet, et agi en conséquences. Si j’avais estimé son comportement familier au départ, il avait en tout cas corrigé la ligne et me laissait sans colère ni sentiment de dégout.

Le second épisode s’est produit quelques temps plus tard, à l’épicerie de quartier dans laquelle je me rends régulièrement. Le gérant de la place ayant pris l’habitude de me compter parmi ses clientes, le ton s’est rapidement détendu : d’un « bom dia », on est passé au « hola », et nous nous quittons avec un « até logo » amical lorsque je m’en vais, provisions sous le bras. Un jour que je venais procéder au ravitaillement habituel, j’attendais devant les fromages qu’il ait fini de s’occuper d’un autre client, quand j’ai senti une main dans mon dos : instantanément, j’ai sursauté. Là où, en France, un homme n’aurait probablement pas modifié son comportement, celui-ci a immédiatement noté ma tension : il a fait deux pas en arrière, et m’a présenté des excuses brèves mais claires, me disant qu’il souhaitait simplement me signaler qu’il était prêt à me servir.

Retrouver ce qui devrait être la normalité

On pourra penser que ces événements sont anodins : ils le sont partiellement. Ils s’ajoutent cependant à une kyrielle d’autres détails pour former un contexte. Depuis notre arrivée, et pour la première fois depuis des années, je ne me sens pas en danger. Est-ce à dire que la séduction, les regards, l’intérêt a disparu ? Pas le moins du monde. Je me sens à vrai dire regardée souvent, courtisée parfois, et pour tout dire, j’en suis ravie. L’égo humain est stable : j’apprécie, comme tout le monde, de plaire. Que mon image génère l’intérêt, et que l’on souhaite attirer mon attention en conséquences m’importe, me flatte, me satisfait.

Mais j’apprécie surtout le fait que ma désapprobation soit entendue et que les limites que je fixe soient respectées. Le fait de n’avoir à affronter aucune insistance non désirée, aucun acte auquel je n’ai pas consenti, aucune mise en danger de ma sécurité me permet d’accueillir les attentions dont je peux faire l’objet. On entre dans un jeu de séduction sain, que j’accueille, ou non : chaque partie ayant un choix égal, c’est l’échange humain qui prend le dessus.

Je découvrirai peut-être que le Portugal n’échappe pas à la règle, et que les femmes doivent y faire face au pire. Un viol est déclaré en France toutes les 7 minutes, il y a fort à parier qu’ici aussi, les chiffres font frémir (et je n’ai pas l’envie ni le courage de les découvrir). Je n’ai pas encore abandonné mes défenses, et je crains de ne jamais parvenir à le faire. Je ressens cependant un calme que je n’avais pas expérimenté depuis bien longtemps, et ce sentiment diffus qu’ici, ma fille et moi sommes, sinon en sécurité, moins en danger qu’ailleurs.

Quels que soient les faits que je découvrirai peut-être à l’avenir, je profite de cette parenthèse dorée, en espérant qu’elle ne s’interrompe jamais.

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